lundi 26 avril 2010

Destructuration narrative et anxiété

(Le matin il fait froid. Les employés municipaux sont debout. Ils nettoient les rues. Les arabes rangent et déballent les cageots. Je marche, je vais prendre le métro, je suis dehors. Je termine ma cigarette. Je choisis ma playlist. Je lève la tête, un clochard. Il a ses affaires avec lui : couvertures, gants, caddie, lambeaux et infortune. Le parfait vagabond. Je me regarde. Je suis le prototype du grand garçon, du jeune adulte dynamique et actif. Mon pass navigo, mon Iphone, mes chaussures de villes noires et pointues, ma chemise noire, ma veste noire, ma ceinture noire. Je regarde autour de moi, place Blanche. Un commerçant déplie son présentoir de bonbon. Par terre, plastique, clope, papier, tout. Et devant, dominant, insupportable et protéiforme, le Moulin Rouge, symbole illusoire et prodigieux de l’érotisme parisien. Ce sont des couples touristes et abstinents, portes étendard du renoncement libidinal, qui viennent faire la queue. Allons partager un repas gastronomique et apprécier un spectacle dansant avec de jeunes femmes plumées, seins nus, sourire, maquillage, avortement, anorexie, espoir.)

Je prends une photo. Ma femme est devant moi. Elle sourit, elle est contente. “Bwana”, ma femme je l’appelle “Bwana” et cela se pronconce en fait “bouana”, c’est le nom que donnaient les esclaves noirs à leurs maitres. Ce soir, elle s’est faite belle parce que nous avons payé 180 euros la soirée, et parce que c’est le moulin rouge et parce que c’est Paris. Elle ne ferait pas cela juste pour moi, juste pour que j’ai envie d’elle, juste pour se faire désirer. Une femme féminine, une femme que l’on désire, une femme que l’on plaque contre un mur, la main serrée autour de son cou, envie de la baiser, envie de la tuer. Je prends cette photo, elle s’avance vers moi, je la prends par la taille, elle m’embrasse sur la joue. Nous regardons le Moulin Rouge. “On est bien là, tous les deux” “Oui mon cœur”. Je n’y crois pas une seconde. La vie. La non existence. Deux amoureux qui vont au Moulin Rouge, c’est comme un groupe d’handicapés qui va à Lourdes. Ca ne marche pas, mais il y a une sorte de fétichisme là dedans.

Blaise Pascal a écrit “Un roi sans divertissement est un homme plein de misère”. Moi je suis une merde, ma femme aussi. Deux rien qui forment un tout. Avec le budget bouffe, vêtement, on devrait avoir un budget “Sauver notre couple”. C’est un investissement comme un autre. Un travail pour pouvoir vivre décemment et une femme pour ne pas finir seul. De belles carottes et un peu de bricolage pour se sentir exister. Je suis négociateur foncier, je viens d’avoir 49 ans. Quand je suis seul chez moi, deux fois par an et qu’il n’y a ni ma femme, ni mes enfants, ni personne, je me fais un repas de vieux garçon. Spaghettis, sauce tomate, cuisse de poulet cuite à l’eau. J’ai l’impression d’être célibataire et de n’avoir jamais eu de relation sexuelle. J’ai l’impression que tout reste à découvrir.

(Blanche. Je reprends mes esprits. Je descends les marches. Je monte dans le wagon. C’est douillet. La promiscuité à 8h00, c’est agréable. Un mec se prend une prune de beau matin. Les contrôleurs sont aux aguets et moi j’ai mon pass Navigo. Un aveugle sort son synthétiseur et entreprend une douloureuse prestation. Il commence à chantonner et le chien d’un employé d’une société de sécurité se met à hurler. Tout le monde sourit, l’aveugle s’arrête, son synthétiseur sur le ventre, il tremble, le dos contre la porte vitrée. On rassure le chien, on le caresse. L’aveugle est effrayé. Il se redresse et reprend sa chanson. Dès les premières notes, le chien lui saute au visage et l’attrape à la carotide. L’aveugle hurle à la mort, le chien lui brise la nuque et lui arrache le cou. Le berger allemand se met alors sur ses deux pattes arrières, se baisse pour attraper le synthétiseur et s’adresse aux voyageurs. “Je suis le chien fou, le chien troubadour, j’adore la musique, j’adore le piano. Avant mon euthanasie par les services vétérinaires, j’aimerais attirer votre attention sur le fait que je ne suis pas un homo sapiens sapiens. Non je ne le suis pas”.

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